Une langue n'est pas une grange amish
Vous connaissez ces vidéos de grange amish, construites en une après-midi? Elles peuvent parfois nous donner l’impression que tout est possible, pourvu qu’une communauté de gens unis autour d’une cause commune existe, mais cela s’applique-t-il aussi aux langues?
Jeanne Durrieu
2/13/20244 min read
On a tous vu ces vidéos de granges amish, construites en une après-midi. C’est impressionnant et ça nous démontre la force d’une communauté. Ça peut même nous donner l’impression que tout est possible, pourvu qu’une communauté de gens unis autour d’une cause commune existe; que tout pourra être reconstruit aussi facilement, mais cela s’applique-t-il aussi aux langues?
Il n’est pas surprenant d’apprendre que ce qui marche pour une grange, ne marchera pas forcément pour une langue. Plusieurs centaines de langues ont disparu, probablement plus, et chacune d’entre elles avait derrière elle une communauté, des centaines, parfois même des centaines de milliers de personnes qui l’aimaient et qui s’en occupaient. Ces langues-là ont quand même disparu.
Parfois c’est à cause des guerres, des maladies ou d’un événement auquel la communauté ne pouvait pas résister. Parfois, c’est la communauté elle-même qui l’a délaissée, pour des raisons plus ou moins discutables.
Une langue n’est pas une grange amish, elle ne peut pas simplement être bâtie par un groupe motivé et laissée là.
Même si elle est le refuge d’un peuple entier, une langue n’est pas aussi simple, elle bouge, elle évolue. Et si elle n’évolue pas, elle disparaît peu à peu, à défaut de pouvoir répondre aux exigences d’un monde qui ne s’arrête pour rien ni personne. Les locuteurs de langues minorisées ne le savent que trop bien, une langue demande un travail constant, quotidien. On doit y faire attention malgré les aléas de la vie, la fatigue, les échecs. On ne peut pas se permettre de baisser sa garde, faute de quoi la langue qui nous menace prendra le dessus. Bien sûr, ce serait tellement simple de juste céder, d’adopter la langue d’une autre communauté, de ne plus regarder en arrière vers un navire qui prend l’eau et qui demande perpétuellement d’être entretenu et qui n’offre que peu de victoires.
Une langue n’est pas une grange amish, et malgré le soin qu’on lui porte, il faudra souvent des décennies avant que notre combat acharné porte ses fruits.
Souvent ses plus grands défenseurs sont morts avant d’avoir pu contempler l’ampleur de leur labeur et l’impact qu’il a eu sur sa survie. Les efforts de revitalisation ne s’apprécient bien que rétrospectivement et en comptant les disparus. On sait que l’occitan est encore bien vivant, qu’il est enseigné, mais on ne remarque que trop peu le silence du judéo-provençal. Une langue a eu le félibrige et Mistral, et l’autre est morte sans qu’on ne sache vraiment quand, comme un bateau fantôme dérivant à travers l’océan.
Tous les efforts faits sur une langue s’accumulent pour former une langue forte, résiliente et résolument tournée vers l’avenir.
Une langue n’est pas une grange amish, la faire vivre prend du temps et les efforts doivent être constants et soutenus.
Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Il faut être patient et entretenir cette langue qui a nourri les réflexions de nos ancêtres. Et chacun d’entre nous ne peut qu’espérer être un relai dans cette chaîne de transmission. Mais cette loi de la nature peut aussi parfois se retourner contre une langue et être son pire ennemi. Goutte par goutte, même la pierre la plus forte s’érode. C’est là toute la puissance de la persévérance, elle peut faire ou briser une culture, dépendamment des mains dans lesquelles elle se trouve.
Mais une langue n’est pas une grange amish, elle est bien plus que ça.
Une langue est un être invisible, insaisissable, pas vraiment vivante mais certainement pas morte non plus. Elle échappe à la dictature et à la contrainte. Une langue ne peut pas être détruite aussi facilement qu’une grange peut être rasée, elle vit dans des milliers, voire des millions d’esprits et ne peut pas être matée ou contrôlée, au grand dam de certains. Elle n’obéit qu’aux lois qu’elle s’est fixées et échappe à quiconque ne la prend pas au sérieux. Elle est comme le renard du petit prince, elle doit être apprivoisée, elle ne peut pas être achetée ou conquise, elle peut seulement être acquise à la suite d’années de labeur, puis elle devient une partie de nous avant qu’on devienne une partie d’elle.
Une langue a aussi ça de beau qu’elle ne peut pas être cachée, réduite à une possession individuelle. Elle doit être partagée, c’est sa raison d’être et ce qui la garde en vie.
Non, une langue n’est pas une grange amish, elle ne se reconstruit pas en une après-midi mais à travers la persévérance de tout un peuple.
Une langue ne renaît qu’à travers une série de petits gestes, d’efforts quotidiens. Une langue est une épopée, un navire animé de sa propre volonté voguant vers un futur incertain. C’est un vaisseau amenant avec lui l’héritage et les espoirs d’une communauté, une embarcation qu’on ne peut pas se permettre de négliger, pour le salut de ceux qui viendront après nous et de ceux qui sont venus avant.
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